dimanche 15 février 2009

Préface de Jean-Pierre Warnier "Le patrimoine face à la mondialisation"

Le patrimoine face à la mondialisation

Préface de l'ouvrage du GRMP, Patrimoine et mondialisation, L'Harmattan, 2008.

Il est des biens qui circulent. Il est des biens sédentaires. Il y a des enchères à Drouot. On achète et on vend. On emballe. On expédie – à New York, Tokyo, Melbourne. Il y a le Louvre et la Tate : on conserve, on restaure, on protège, on garde sur place.

Il y a la globalisation des échanges culturels et marchands. Il y a le gel sur place des biens patrimonialisés. Ces deux processus définissent deux catégories de biens qui sont inséparables et complémentaires. Jouons du vocabulaire. Changeons les mots. A la place de flux globalisés, disons « circulation de biens aliénables ». A la place de patrimoine, disons « conservation de biens inaliénables ». Chaque humain, chaque peuple définit le contenu de ces catégories. Chacun décide de ce qu’il veut engager dans l’échange ou conserver par devers soi et transmettre à la génération suivante. On hérite des bijoux de famille. On ne les vend pas, sauf lorsque la vie elle-même est en danger. On les met au Mont de Piété, en espérant contre toute espérance un retour de fortune qui permettra de les reprendre. Retour de fortune qui se jouera dans la sphère des biens aliénables : on va faire des affaires, gagner au Loto, développer son commerce.

Les biens culturels ne s’opposent pas aux marchandises. Il y a des marchandises culturelles. C’est à l’intérieur de la catégorie des biens culturels que l’on trouve deux sous-catégories très structurantes : les biens que l’on engage dans les échanges, le troc, le marché, et, à l’opposé, les biens soustraits à la circulation qui constituent un patrimoine.

Les mots font illusion. « Globalisation » et « patrimoine » nous présentent les visages de jeunes compagnons. Ne nous y trompons pas : ils n’ont fait qu’endosser des masques lisses afin de cacher les rides de l’âge. Mais on devine les stigmates des ans et des siècles aux entournures. Dans « patrimoine » il y a pater et patria. C’est les pères qui ont mis le masque afin de leurrer notre désir de jeunesse. Ils transmettent par filiation les biens identificateurs de la lignée, les choses patrimoniales : le nom et les dieux auxquels s’est soumis le père, la langue apprise dans les bras de la mère, les pénates, la maison, les origines, et - lâchons le mot – les identifications, plus que l’identité. Mais chaque humain naît avec l’obligation de donner, de recevoir, de commercer, d’échanger. Autant qu’un devoir, c’est une nécessité. Alliance et filiation ; commerce et transmission ; circulation des biens et conservation des héritages ; transactions profanes et vénérations sacrées ; globalisation des flux et patrimonialisation. Sous les mots récents, la grève anthropologique.

Echange des biens profanes et patrimonialisation des biens sacrés sont aussi vieux que l’humanité. Ils font l’humain. Vous les trouvez chez les Pygmées d’Ituri, les Andamans, dans la Perse antique, le Japon impérial, la France de l’abbé Grégoire, le grand bazar hypermoderne des Emirats Arabes Unis. Complétez la liste : il n’existe aucune exception. Il faut conserver pour être soi et pour pouvoir s’engager dans le commerce avec les autres sans perdre son âme. Il faut échanger pour se maintenir en vie et se mettre en position de transmettre.

D’un côté l’identité, la transmission intergénérationnelle à l’intérieur de la maisonnée, de la lignée, du groupe. De l’autre, l’altérité, l’alliance matrimoniale avec les autres maisonnées, les autres lignées. Si les catégories anthropologiques sont claires, leur négociation dans la pratique au jour le jour de la patrimonialisation et des échanges l’est moins. Surtout – et c’est là que les auteurs du présent collectif interviennent avec toutes leurs compétences à l’appui – au temps de la globalisation des flux. La globalisation agit de manière sélective, en découpant l’espace, en marginalisant certains groupes ou sociétés, en jetant les autres dans des échanges intensifiés, en concentrant les richesses de manière sélective au-delà du concevable. C’est au long des lignes de contacts intensifiés que les catégories se brouillent, que les dieux sont détruits par les philistins, qu’on pille les temples et les sépultures des autres peuples, qu’on renonce à sa langue et qu’on vend son patrimoine. Mais aussi qu’on construit des musées, qu’on invente une sacralité républicaine, qu’on restaure les vestiges du passé.

Ce qu’apporte la globalisation des flux marchands, financiers, culturels, migratoires, c’est une radicalisation sans précédent de la tension entre échange et transmission, alliance et filiation. Rien ne va plus de soi comme nous aimons à penser que les choses allaient de soi aussi longtemps que les humains donnèrent du temps au temps, tout en priant les dieux de leur épargner le pire. Désormais, la gestion des échanges globalisés et du patrimoine sacralisé doit être volontaire et délibérée. Elle se fait politique. Il faut choisir ses découpages et ses limites. Les groupes ne sont plus des espaces clos à l’abri de limites linguistiques, géographiques, culturelles et identitaires clairement repérables, s’ils l’ont jamais été. Ils sont ouverts à tous les vents des échanges. Il faut tout renégocier : ce que l’on va conserver et geler dans l’inaliénabilité des musées, des paysages, des monuments, de la ville, et pour quel groupe, quelle nation, quelle « ethnie », quelle « communauté » ? Et ce qu’on va vendre, lancer dans le grand large des marchés mondialisés. A la limite, ce que l’on va prêter temporairement, ce qu’on va labelliser, ce qu’on va inscrire dans son identité tout en lui procurant un prolongement, en l’investissant ailleurs, sous licence.

La limite la plus englobante, celle du patrimoine commun de l’humanité, doit se construire pour que le genre humain n’abandonne pas définitivement toute humanité. C’est la frontière la plus récente et la plus difficile à négocier car elle inclut les échanges et la transmission à l’intérieur d’un périmètre commun. Cette situation est inédite. Pour la plupart des humains, la sphère du patrimoine est celle des limites de la maisonnée, de la cité, de la nation, de la communauté des croyants, de l’intérieur. Les échanges se font à l’extérieur. Leur demander d’abandonner leurs clôtures rassurantes pour se fondre dans une humanité commune en lui reconnaissant un patrimoine commun ne peut que les remplir d’incertitude et même d’angoisse. La globalisation superpose intériorité et extériorité. Elle brouille tous les repères. Avec elle, l’humanité atteint son Finistère. Celle-ci n’a plus d’autre extériorité que celle des extraterrestres fantasmés. Elle oppose les plus vives résistances à l’universalisme, reconstruisant sans cesse une extériorité qui lui fait défaut en rejetant les autres dans les espaces étrangers des différences religieuses, linguistiques, identitaires.

La lecture du présent collectif consacré au patrimoine face à la mondialisation nous éclaire sur les multiples diffractions locales de cette situation entièrement inédite dans l’histoire de l’humanité.

Jean-Pierre Warnier
Ethnologue
Centre d’Etudes Africaines, Paris

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